Sociologie 10/03/08
Jusque dans les années 70-80, c'était le mariage qui constituait la base de l'édifice juridique de la parenté. C'est donc le mariage qui permettait de donner un père aux enfants, qui permettait de définir la place de chacun des membres de la famille, en assignant à chacun de ses membres les droits et les devoirs de la filiation, ainsi que les droits et les devoirs de l'alliance. Jusqu'au milieu des années 70 on peut dire que l'on définissait la parenté en faisant l'hypothèse de la pérennité du couple. Or aujourd'hui cela n'est plus possible : la vie en couple ne suppose plus systématiquement le mariage, et d'autre part on sait très bien, et ce ne sont plus des cas atypiques, que le mariage peut être facilement rompu par le divorce. On ne peut donc plus parier contre la pérennité du couple.
Pour que les liens familiaux ne se fragilisent pas trop, on abandonne pas l'idée de pérennité mais on va transférer cette idée de pérennité : du mariage à la filiation. Dans les familles recomposées, on tente de protéger cette pérennité, mais la conséquence directe de ce transfert est que l'on a un inversement dans la définition de la parenté : désormais la famille se définit non plus à partir des parents mais de plus en plus souvent à partir de l'enfant, qui est, lui, une réalité pérenne. La cellule familiale éclate alors, mais malgré tout on tente de maintenir des liens, ce qui fait qu'on passerait d'une famille avec des parents et enfants, à une autre idée qui n'est plus la famille nucléaire mais un réseau familial, qui évidemment peut être très complexe dans certaines situations : parents biologiques, beaux-parents, grands-parents biologiques, grands parents sociaux...
C'est pourquoi aujourd'hui on considère que les familles recomposées sont des laboratoires grandeur nature dans lesquels les acteurs concernés sont en train d'inventer de nouvelles façons de construirre la parenté. Avec un bémol toutefois : dans la mesure où certes, certaines familles recomposées sont inédites (dans l'histoire de l'humanité), et dans ces familles on laisse les acteurs livrés à eux-mêmes en quelque sorte, on les laisse composer eux-mêmes et définir eux-mêmes les relations, parce que, pour le moment, il n'y a pas concernant ces familles un cadre juridique précis, ce qui fait que, pour l'instant, les places respectives de chacun ne sont pas claires, faute de normes, de règles, admises et partagées par tous. Parce que ces places ne sont pas claires, il en résulte des problèmes incessants pour se nommer, se qualifier.
Dans les familles recomposées, le beau-parent est ce qu'on appelle, en sociologie, le « ni-ni » : le beau-parent, à l'heure actuelle, se définit par une double négation (on sait ce qu'il n'est pas mais pas ce qu'il est). Il n'est ni un parent biologique ni un ami, mais son rôle est, selon les familles, évolue entre ces deux extrêmes. Dans ce nouveau modèle, le lien qui unit les enfants au nouveau conjoint de la mère ou du père biologique se conçoit comme une reconnaissance, une élection mutuelle qui, contrairement au lien de filiation, ne sont pas donnés au départ, mais doivent être conquises par les acteurs. On parle donc de parenté élective. Cette élection a quelque chose de paradoxal parce qu'elle est, au bout du compte, imposée aux enfants par les parents, adultes, par le temps qui passe. Ce lien électif existe, et il ne prend forme que dans la volonté de construire en commun une famille, et la volonté de s'intégrer comme un élément particulier du système de parenté. Grâce à cette volonté, les membres de la famille recomposée doivent accéder à un statut inédit.
Le lien électif n'est pas définitif : l'enjeu de la parenté élective est de parvenir à retrouver de la pérennité, non plus sur la filiation biologique mais à partir d'une élection mutuelle. Si on veut que l'institution familiale reste une institution forte, il faut faire en sorte que la précarité conjugale ne s'accompagne pas d'une précarité des relations entre parent et enfant.
Il y a aussi dissociation entre sexualité et fécondité, et on accepte l'idée qu'il y ait une parentalité éclatée : on accepte l'idée de la pluriparentalité (parentalité génétique et parentalité sociale). Il y a bien quand même, malgré ces bouleversements, un besoin de maintenir la place fondamentale de l'institution familiale, en s'intéressant à la pérennité des liens.
2.3. Les liens intergénérationnels
Martine Segalen (sociologue), a écrit à propos de ces liens intergénérationnels. Jusqu'au milieu des années 70 la famille, en tout cas chez les politiques et les chercheurs, semblait se réduire à l'unité conjugale (on parlait d'ailleurs de famille conjugale). On ne parlait pas de la famille élargie : cela semblait ringard, dépassé, et on était persuadé qu'avec la modernisation, avec l'industrialisation, les relations avec la famille élargie allaient devenir beaucoup moins importantes.
En 1975, on prend conscience que finalement, les membres de la famille, et notamment les jeunes générations, sont vulnérables, et on constate très vite que ceux qui sont les plus aptes à protéger les membres de la famille les plus vulnérables sont justement d'autres membres de la famille. On voit donc apparaître, dans les recherches et en politique, une nouvelle expression : les « solidarités familiales ».
Le constat est le suivant : non seulement la parenté n'est ni morte ni dépassée, mais la famille comprise au sens large du terme est sans doute les institutions qui protège le mieux de la crise (énonomique et sociale).
Les solidarités familiales se présentent comme un système d'échange qui est fait de trois composantes :
- la première est ce que l'on appelle les prestations d'ordre domestique, et notamment la garde des enfants par les grands-parents, en tout cas des prestations qui mobilisent des ressources matérielles et qui suppose de la part des acteurs pris dans l'échange une grande disponibilité, et la caractéristique de ces prestations domestiques est que ces prestations circulent essentiellement entre les femmes, notamment entre les mères et les filles.
- une deuxième composante dans le système d'échange est ce qui concerne l'accès à autrui, notamment pour trouver un travail, un logement. Dans ce cas là les ressources mobilisées sont des ressources sociales, et on va donc utiliser les relations, les connaissances, les informations d'un parent pour mieux s'intégrer socialement.
- la troisième composante correspond aux échanges et aux transferts financiers, et dans ce cas là les ressources sont des ressources économiques.
On peut dire que, de façon assez générale, les échanges de services s'établissent de façon réciproque. Le problème dans ces échanges est qu'il y a une génération qui est beaucoup plus sollicitée que les autres, qu'on appelle la génération pivot. Il s'agit de la génération des parents, la génération intermédiaire, qui rend des services aux grands-parents et aux enfants. L'inquiétude, dans les années à venir, porte justement sur cette génération pivot, parce qu'elle ne pourra pas être mise à contribution éternellement. En tout cas elle ne tiendra pas son rôle correctement sans le soutien de l'Etat. La difficulté, aujourd'hui, est la suivante : dans les sociétés occidentales de manière générale on a très bien compris l'importance des solidarités familiales, et certains gouvernements ont tendance à faire appel à la générosité familiale. Or on constate, grâce à des comparaisons européennes, la solidarité fonctionne bien et la génération pivot arrive à tenir son rôle lorsque l'Etat s'engage dans le domaine des solidarités, et dans les pays (européens notamment) où l'on mise uniquement sur les solidarités familiales (avec un désengagement de l'Etat), on constate que très rapidement ces solidarités ne fonctionnent plus (et c'est systématique). En France, pour l'instant, il y a un engagement de l'Etat dans le domaine des solidarités, et c'est l'une des raisons pour lesquelles les solidarités fonctionnent assez bien dans notre pays.
Les raisons pour lesquelles se sont développées ces solidarités sont les suivantes :
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on assiste à une redéfinition progressive du cycle de vie qui touche toutes les sociétés occidentales. Auparavant on avait une répartition entre trois étapes : l'enfance, l'âge adulte et la vieillesse. Aujourd'hui, on a une division beaucoup plus complexe, puisque entre l'enfance et l'âge adulte on voit s'interposer une étape intermédiaire qui est la post-adolescence, c'est à dire une période durant laquelle les jeunes générations continuent à vivre, par choix ou par contrainte, chez leurs parents. C'est un choix voulu ou subit parce que l'intégration est de plus en plus difficile pour les jeunes générations, parce qu'il y a un allongement significatif de la durée des études, ce qui veut dire que là encore c'est la famille qui soutient cette jeune génération, et dans cette famille c'est la génération pivot qui est évidemment sollicitée.
On parle aussi aujourd'hui d'un troisième âge (de 60 à 75 ans), mais encore de 4ème âge (après 75 ans). Cette dernière catégorie de personnes âgées, de plus en plus dépendantes, est encore, en majorité, à la charge des familles, et là encore c'est la génération pivot qui est sollicitée.
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L'autre grande raison est que la base de toute solidarité familiale est composée très largement d'échanges qui sont pensés en terme de dette et de réciprocité, puisque s'il existe des solidarités, et que les personnes acceptent d'être sollicitées, c'est parce qu'elles ont, d'une certaine façon, une dette à l'égard de leur ascendant, et ça c'est une norme très puissante qui malgré l'individualisation grandissante des sociétés occidentales, résiste. Cette norme est faite d'un mélange entre devoir et reconnaissance. Il y a d'abord le lien statutaire, qui fait qu'on aide ses enfants et ses parents, qui est pour la plupart des individus une évidence. Tant que cette norme restera en vigueur, les solidarités familiales existeront toujours, sans doute.
Conclusion :
Il faut, s'agissant de l'institution familiale, parler de transformation des relations familiales, de pluralité des formes familiales, et on peut aussi parler de redéfinition de la famille et du système de parenté. Malgré tout ce que l'on peut entendre, si on regarde bien les analyses faites sur la famille on constate que la famille continue de remplir ses fonctions, et surtout elle continue, malgré ce que l'on peut entendre, de remplir sa fonction de socialisation, sachant qu'en ce qui concerne la socialisation des jeunes générations, dorénavant nous avons des exigences particulières dans le domaine de la socialisation parce que l'on sait mieux ce qu'est une intégration réussie. L'intégration réussie, aujourd'hui encore, c'est l'intégration par le travail, par l'emploi, et pour atteindre cet objectif d'intégration les familles savent désormais qu'il faut développer des stratégies le plus tôt possible pour que, d'une part, la socialisation scolaire se fasse dans les meilleures conditions pour les enfants, et pour que d'autre part cette socialisation scolaire réussie permette aux enfants d'intégrer au mieux le marché du travail. La plupart des familles ont compris que, étant donné les exigences de la société contemporaine, elles doivent, pour socialiser au mieux leurs enfants, collaborer avec d'autres institutions, et cette collaboration doit arriver le plus tôt possible dans la vie de l'enfant.
Les familles démissionnaires sont souvent les familles qui n'intègrent pas les exigences de la socialisation d'aujourd'hui. Ce sont des familles également qui ne parviennent pas ou mal à collaborer avec les autres institutions. Ce qu'il faut rappeler, c'est que ce phénomène là n'est pas un phénomène nouveau, mais aujourd'hui, étant donné que l'éducation ne se fait plus seulement par la famille, ces familles sont très rapidement repérées, stigmatisées, fait que sans doute on exagère ce phénomène. Ces familles sont aussi moins bien acceptée : on sait comment intervenir dans ces familles, on sait quelles sont les solutions qu'on pourrait y apporter, mais il ne faut pas croire que les familles aujourd'hui ont plus de problèmes qu'auparavant.
Au bout du compte la famille est sans doute l'institution qui a su le mieux s'adapter au changement, qui a le plus évolué ces dernières années, et les évolutions ne sont pas terminées. Mais contrairement aux discours de la crise, c'est une institution qui pour l'instant s'en sort plutôt bien parce qu'elle suit les changements et les transformations. Le droit suit, derrière.